Françoise Oury Bangor

“Le coussin merveilleux”


Tu me demandes une histoire un peu triste et qui fasse un peu peur ?

Alors il faut que je te raconte celle du "coussin merveilleux" qui s'est passé pendant cette guerre, dans la belle province de Normandie.
La Normandie... Tu en as certainement entendu parler à l'école ? On t'a dit ses beaux arbres et ses riches pâturages parsemés au printemps des énormes bouquets rose pâle, que sont les pommiers en fleurs ?

Eh bien là, non loin de la mer, dans une petite ville à la splendide cathédrale, une maman et ses deux enfants, Claudine et Jean-Pierre vivaient seuls, le père était à la guerre.

Cette femme dont la santé était fort délicate aurait été une maman bien malheureuse si elle n'avait eu en sa petite fille, la plus dévouée, la meilleure des garde-malades.

Claudine n'avait alors que huit ans et demi, et déjà, son petit air sérieux et décidé étonnait tout le monde.

Elle était toute menue cette Claudinette. le visage très petit et rond, le teint sombre comme celui d'une petite arabe, les yeux un peu bridés et très noirs, les sourcils obliques souvent froncés par les soucis, un petit nez en boule, la bouche bonne et ses beaux cheveux retombant sur ses épaules comme une belle auréole.
Elle ne semblait pas de nos pays, c'est certain.

Son frère Jean-Pierre, de quatre ans plus jeune, était aussi blond qu'elle était brune et ses yeux étaient gris. C'était un enfant particulièrement doux et sage.

Si petite, elle savait consoler, apaiser, réconforter, mais aussi quel air sérieux que le sien ! trop sérieux.
Si petite, elle avait déjà conscience de la souffrance humaine ; aussi dès l'âge de huit ans, fut-elle la grande amie de sa maman qui, tant qu'elle vivra gardera dans son coeur comme le plus précieux des trésors, le souvenir de cette ingénieuse tendresse ;

Or, la fête de Noël arriva et avec elle le souci des cadeaux à offrir.

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Claudine obtint la permission de fouiller dans le tiroir aux chiffons, cacha mystérieusement ses découvertes et pria sa maman de ne pas regarder ce qu'elle allait faire. Celle-ci promit, et quoique sa petite fille travaillât tout près d'elle, elle ne vit rien ; car les mamans ont ce privilège de regarder sans voir quand il s'agit de faire plaisir à leur enfant, mais elles ont aussi celui de voir sans regarder quand il s'agit de punir une faute.
N'est-ce pas vrai cela ?
Seulement, maman avait deviné que sa petite fille taillait, brodait et elle l'entendit piquer à la machine à coudre.
C'était si touchant de voir cette toute petite fille qui, juchée sur des coussins, passait des soirées entières penchée sur son ouvrage.
Maman tremblait pour ses petits doigts, pensait que l'enfant aurait bien du mal à piquer droit, était tout amour pour sa Claudinette.

Ecoute bien. Elle ne savait pas cette femme, que touchés par la tendresse filiale de l'enfant, deux beaux anges lumineux et transparents étaient descendus du ciel, et l'aidait dans l'accomplissement de sa difficile entreprise.

L'un se tenant debout derrière elle, la main droite posée sur son frêle poignet, faisait tourner la roue de la machine à coudre. Son Compagnon, imperceptiblement, guidait l'ouvrage sous son aiguille. c'est pourquoi Claudine a pu travailler si longtemps et si bien.
Et que fut cet ouvrage ?
Un ravissant coussin que maman trouva dans son soulier au matin de Noël.
Mais je devine ta curiosité... Tu voudrais bien savoir comment était ce coussin ?

Eh bien voilà, il était ovale et fait de satin bleu pâle. De beaux oiseaux des îles étaient brodés en son centre et tout autour, un vaporeux volant bordé d'un ruban de velours lui donnait un air précieux.
Il était beau tu sais....

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Un an passa. Et l'ennemi pour un temps fut victorieux.
Le père des deux enfants, qui depuis de longs mois était prisonnier et malade, annonça, à la joie de tous, son prochain retour.

Au reçu de cette nouvelle, notre Claudinette, bien qu'elle n'eut pas encore dix ans, se révéla une fois de plus, charitable et compréhensive : "On ne peut se réjouir quand on pense à toutes les femmes qui me reverront plus leur mari", dit-elle son petit visage crispé par l'émotion.

Elle se réjouit pourtant du retour de son papa, et la vie familiale reprit.
Mais qui pouvait se dire heureux sous les coups de l'oppresseur ? qui pouvait respirer librement, sachant que chez l'ennemi, une armée captive endurait un dur martyre ?

Alors un homme sut par son patriotisme et sa "présence" galvaniser tous les courages, et tous les regards se tournèrent au-delà des mers, vers un grand pays qui lui avait promis son aide. Chacun savait que là-bas, des millions d'hommes forgeaient comme des millions de nains au service d'un géant, et ce géant, c'était la liberté.

Enfin, le jour tant attendu arriva, tandis que très loin, vers l'Est, une grande nation chassait avec un courage farouche, l'ennemi commun qui l'avait envahie.
Ce jour ! depuis des semaines nous le vivions. Il devait être si beau...
Avec lui commença la plus belle épopée, la plus terrible aussi.

Imagine.... Sur la mer démontée par la tempête, des milliers de vaisseaux voguent vers les côtes normandes ; Au moment d'aborder, leurs flancs s'ouvrent et livrent passage à des armées ivres de courage...

Imagine ce grouillement de vaisseaux et d'hommes survolé par une multitude de monstres volants au rugissement terrible, si variés de tailles, de formes et de couleurs, si vivants, si rapides, qu'on ne saurait dire, s'ils ont été créés par l'homme ou par Dieu.
Ils sont déchaînés comme les dragons des antiques légendes qui crachaient le feu et labouraient le sol de leurs terribles serres.
Comme eux, ils incendieront et boulverseront la terre.

Durant tout ce jour unique, pas un instant notre pensée pleine d'espoir et de reconnaissance ne quitta ces guerriers qui offraient leur vie pour notre libération.
Nous les aimions ces hommes...
Puis, à l'heure du soleil couchant, vers chaque ville de Normandie, un groupe de monstres se dirigea.
Ils semblaient gigantesques bien que volant très haut dans le ciel, leur carapace d'or flamboyait dans les derniers rayons du soleil et leur souffle aux sonorités d'orgues géantes amplissait le ciel d'une ville à l'autre.
C'était magnifique...
Mais que se passe-t-il ? que signifie ces deux boules éblouissantes qui se détachent de leur groupe ? Elles se transforment en deux minces traînées blanches qui descendent lentement vers la terre ; puis, tout à coup, avec un bruit d'enfer, se déroulent à un rythme vertigineux, comme deux immenses et larges serpentins qui auraient mesuré tout le ciel !
C'est le signal qu'à la même minute, toutes les villes de Normandie doivent périr.
Il le faut sans doute, afin que soit chassé l'ennemi...
Alors, en une seconde tout trembla, tout s'écroula, la nuit se fit ; et cela dura des jours et des jours.

Ceux qui le peuvent s'enfuient sans regarder derrière eux. Les mains des enfants sont broyées dans celles des parents qui les entraînent hors de la ville. Sans prendre le temps de retourner la tête, chacun se dit : Qui habitait ce tas de ruines ? qui ? on ne sait plus.
Rassure-toi. notre maman et ses enfants peuvent fuir dans la campagne, et bien serrés l'un contre l'autre, passant la nuit dans une haie.



De là, ils assistent à la destruction presque complète de leur ville, tandis qu'au dessus de leurs têtes, un fourmillement de monstres déchaînés s'entrecroisent dans un ordre parfait, ou se livrant à des rondes infernales, fait penser à un ballet diabolique magistralement réglé.
La mère songe à son mari que sa profession de médecin retient auprès des blessés, aux autres médecins et à ceux qui se dévouent au péril de leur vie, et tout ceux qui n'ont pas eu le temps de fuir....

Puis, elle se prend à songer à la maison qui certainement est détruite ; la chambre de chacun des enfants, leurs jouets, le jardin, leurs jeux ; pouponnière de la petite fille, le cirque du petit garçon, à la fameuse chute que Claudine fit dans l'escalier, du grenier, qui pour les enfants était une sorte de caverne d'Ali-Baba aux inépuisables richesses, et combien d'autres souvenirs encore, gais ou tristes...
Elle revoit en pensée "Le coffret aux souvenirs" confectionné par Claudine, et dans lequel on rangeait soigneusement les premiers cahiers, les belles lettres dorées du jour de l'an, les plus beaux dessins. Tout ce qui constitue enfin, le trésor des parents.
Elle revoit aussi le joli coussin qui a coûté tant d'efforts à sa petite fille.
Tu devines sa tristesse ?
Mais ce que tu ne peux deviner, ce que personne n'a pu deviner, c'est que pendant cette nuit de cataclysme, un peuple invisible aux hommes, le peuple des anges s'affaire.
Ils essaient, ces doux anges, de remédier à la cruauté des hommes.

Au vol, ils saisissent un lourd morceau de ferraille qui va tomber sur un chétif enfant ; au vol, ils font dévier la chute d'une lourde pierre, qui fatalement doit écraser une pauvre femme affolée.
Et ce sera leur tâche pendant des jours, pendant des mois, car ce qu'ils font en Normandie, ils le feront dans toutes les contrées dévastées par la méchanceté des hommes.

Et voilà comment tant de gens furent miraculeusement sauvés.

OUI, je vois dans tes yeux que tu as deviné qu’il allait être de nouveau question de nos deux beaux anges.
Alors qu’ils s’affairent comme leurs légers compagnons, ils sont sensibles à travers l’espace aux tristes pensées de la mère.
Que font-ils ?
Ils glissent au-dessus des maisons en flammes, se faufilent entre les monstres déchaînés, se laissent rouler comme des feuilles mortes dans les tourbillons d’air, et arrivent au-dessus de la maison de Claudine.
Avec mille précautions, ils pénètrent, car l’incendie la ravage, et malgré l’épaisse fumée, découvrent le joli coussin.
Puis, légers, calmes et beaux, ils s’élèvent dans l’espace portant précieusement, au-dessus de la ville dévastée par la haine, le beau coussin qui n’est qu’amour.
Les vois-tu ? qu’ils sont adorables dans cette nuit terrible...
Mais pourquoi précisent-ils leur vol vers la campagne ? qu’ont-ils aperçu ? Comme des flèches, ils se dirigent vers ce bosquet...
Mon Dieu ! Ils vont déchirés leurs belles ailes aux ronces du taillis !

Mais non, avec des gestes précis et gracieux, ils en écartent les branches... Et que voyons-nous Seigneur ! une pauvre femme apeurée qui berce son enfant dans ses bras tremblants...
Regarde ce qu’ils font...

Ils se penchent vers la terre humide, arrachent les pousses d’herbes, suppriment les brindilles, - Vois comme leurs mains sont blanches - Et sur le sol, déposent délicatement le joli coussin.

Bien qu’ils n’aient fait aucun bruit, déplacé aucun souffle, d’air, la femme se sent plus rassurée. Elle ose enfin regarder autour d’elle et son regard s’abaisse sur le coussin bleu.

Sans chercher à comprendre - Cette nuit-là, que pouvait-on comprendre ? Elle remercie le ciel et couche tendrement le poupon sur les beaux oiseaux brodés. Puis elle s’allonge à ses côtés et se tient un peu au-dessus de lui, afin de lui faire un rempart de son corps. car les mamans ont cette prétention touchante de se croire bouclier invulnérable quand leur enfant est en danger.

Et tu vois, nous aurions dû nous en douter, le joli coussin ne servira plus désormais, qu'à soulager la fatigue des uns, à égayer la tristesse des autres.

Ici, il sera l'oreiller bienfaisant d'une pauvre grand-mère couchée sur la paille dans une grange surpeuplée ;

Là, au petit enfant malade que désole le triste abri de branches et de plaques de tôle, dans lequel on l'a tranporté, les oiseaux des îles raconteront de belles histoires.
Les semaines et les mois passent. Après de durs combats l'ennemi est enfin chassé de notre Normandie, puis de la France tout entière.
Et c'est la fête de Noël !


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Noël 1944...
Cela signifie pour tous, l'espoir d'une paix bientôt retrouvée.
Cela signifie pour ceux qui sont captifs, la libération prochaine, après des années de souffrances inhumaines. Cela signifie pour les habitants de toutes les villes détruites, la boue, la terrible boue et les pieds sans chaussures ; Le froid et les corps sans lainages ; des maisons sans meubles, dans lesquels il pleut, des fenêtres bouchées avec des planches ; la tristesse du foyer sans souvenirs, les deuils innombrables.
Telles sont les pénibles pensées, en ce soir de Noël, d'un vieux curé dans sa petite église de la campagne Normande.
Ses regards vont des fenêtres closes tant bien que mal par des planches et des vieux chiffons, aux murs délabrés.
Sur l'autel, plus de beaux chandeliers ; des bouquets de feuillage occupent leur place.
Les chaises pour la plupart, brisées, n'ont pu être remplacées.
Point de crèche.
Sur une table, une poupée retrouvée, posée sur un peu de paille sera l'enfant-Jésus.
Elle est pourtant jolie cette poupée sur le fond de feuillage qu'on lui a dressé !
Mais le bon curé connaît les enfants et les hommes. Il sait que pour les grands aussi bien que pour les petits, il faut à certaines heures du merveilleux.
Il parlera bien sûr ; et sa parole persuasive, intelligente, pleine de tendresse pour ses paroissiens, saura une fois de plus, réconforter.

Mais réconforter, n'est pas faire oublier.
Il aurait tant voulu qu'en cette nuit de Noël, chacun pour un moment, oubliât sa peine.
Et tout à coup... Là... du côté de cette table... sous ses yeux... ces lueurs.. ce tourbillon de clarté magnifique !
Il ne sait que penser ; Vers cette lumière il tend ses mains ; son regard reste ébloui, émerveillé ; sur sa bouche navrée apparaît un sourire de ravissement enfantin.
Devant lui, de chaque côté de la table, deux beaux anges lumineux et transparents, leurs belles ailes déployées, se penchent sur la poupée.
L'enfant-Jésus repose adorablement sur le coussin que nous connaissons tant.

Et ce coussin qui a connu les bois, les tranchées, la poussière et la pluie, ce coussin est plus joli que jamais ; Ses couleurs sont plus brillantes qu'au temps où la petite fille le confectionnait.
Ses broderies sont réhaussées de pierreries, son tissu est impalpable, plus léger que la brise, et pourtant plus lourd que le plus riche brocard d'or et d'argent.
Et, tout autour de lui, une clarté divine se répand.

Les murs lépreux sont maintenant couverts d'écailles d'or, les guirlandes qui ornent, sont de feuilles d'or ciselé ; la table elle-même, est d'or massif et les loques clouées aux fenêtres sont de riches draperies d'or.

Dans l'air palpitent des parcelles d'or... Que cette lumière est douce et bienfaisante !
Elle porte en soi la sérénité.

Et, tout à l'heure, quand les cloches appelleront grands et petits pour adorer le divin enfant, chacun oubliera, pour un moment, tant son émerveillement sera grand, sa misère et son chagrin même.

Tout cela vois-tu ? Grâce à l'amour immense d'une petite fille pour sa maman.

N'est-elle pas belle mon histoire ?

Maison de Santé des Religieuses Augustines de la rue Oudinot.
Paris - Printemps 1946